Histoires

La Gerbe de la Moselle

Journal politique messin, La Gerbe de la Moselle s'adresse à un lectorat ouvrier qu'il cherche à convaincre et à instruire, tout en défendant une idéologie résolument conservatrice.

La Gerbe de la Moselle
Le journal et son fondateur

Un journal conservateur pour un lectorat populaire

Journal mensuel local imprimé à Metz, La Gerbe de la Moselle paraît pendant six années, de janvier 1834 à décembre 1839, date à laquelle il cesse soudainement son activité. Il sera succédé l’année suivante par L’Instituteur de la Moselle (1840-1841), journal littéraire auquel participeront certains collaborateurs de l’ancien périodique.

La Gerbe de la Moselle est à la fois un journal politique orléaniste, défendant une ligne conservatrice, et un journal d’instruction et de vulgarisation des savoirs. Comme l’indique son sous-titre, « journal des vrais intérêts populaires », le périodique ambitionne de s’adresser à un lectorat surtout ouvrier. Cette ambition est à mettre en lien avec le parcours du fondateur du journal, l’économiste et mathématicien Claude-Lucien Bergery (1787-1863). Elle reflète aussi les transformations que connaît la société française dans la première moitié du XIXe siècle.

 

Claude-Lucien Bergery : un économiste engagé

Né à Orléans en 1787, Claude-Lucien Bergery entre à l’École polytechnique en 1807 et termine ses études à l’École d’application d’artillerie de Metz en 1809. Après avoir servi dans l’armée en tant qu’officier d’artillerie jusqu’en 1815, il abandonne sa carrière militaire et se tourne vers l’enseignement. Il s’installe à Metz où il est nommé professeur de mathématiques à l’École régimentaire d’artillerie en 1817. En 1820 il fait son entrée à l’Académie de Metz où il aura une influence prépondérante, occupant plusieurs années les postes de secrétaire et de président (il démissionnera brutalement de l’Académie en 1835, pour des raisons qu’il n’explicitera pas). Claude-Lucien Bergery est aussi l’auteur de nombreux ouvrages de mathématiques et d’économie, notamment l’Économie industrielle, publié en trois volumes entre 1829 et 1831.

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Économie industrielle, Tome I (Source : Gallica)

L’aspect qui nous intéresse tout particulièrement dans le parcours de Claude-Lucien Bergery est son engagement en faveur de l’instruction populaire. En 1825, dans le cadre des activités menées par l’Académie de Metz, il fonde et dirige des cours publics gratuits à destination des ouvriers messins. L’ambition qui l’anime est de pouvoir transmettre à ces populations, souvent peu instruites, une instruction élémentaire dans divers domaines tels que l’arithmétique, la géométrie, la grammaire, ainsi que des cours de « culture générale » (hygiène, astronomie…). Ces cours seront maintenus pendant dix ans jusqu’à sa démission en 1835.

La Gerbe de la Moselle va s'incrire dans la continuité de ces cours publics. Dans son premier numéro (janvier 1834), le journal présente ainsi son objectif : procurer « la plus grande masse de bien-être possible pour les classes ouvrières », notamment « en donnant aux hommes privés des bienfaits de l’éducation le genre d’instruction compatible avec leur état et leurs occupations ». Le journal accorde en effet une large place à des articles d’instruction et de vulgarisation scientifique. La variété des domaines couverts par ces articles (droit, économie, hygiène, culture générale…) témoigne d’une volonté non seulement d’instruire les masses, mais aussi de transmettre un savoir plus pratique et utilitaire qui peut améliorer le quotidien des ouvriers.

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La Gerbe de la Moselle

L’accessibilité revendiquée par le journal, qui met en avant la simplicité du style de ses articles, se manifeste aussi à travers l’existence d’une rubrique intitulée « Jacques l’instituteur, ou le neveu de Maître-Pierre », une série de dialogues didactiques fictifs « sur l’histoire naturelle et l’économie rurale », dus à la plume de Jean Adolphe Lasaulce, qui fut le premier directeur de l’École normale de la Moselle de 1832 à 1865.

La Gerbe de la Moselle
Contexte historique et objectifs politiques

La presse d’opinion et la monarchie de Juillet

Mais La Gerbe de la Moselle ne reflète pas seulement l’engagement social de son fondateur : le journal défend aussi un engagement politique, des idées, des valeurs, et participe ainsi à la lutte idéologique qui a cours dans la presse d’opinion des années 1830. Comme le souligne l’historien René Rémond, la monarchie de Juillet est en effet une période riche en matière de débat politique et social, donnant « le spectacle d’une effervescence intellectuelle, d’un bouillonnement intense, d’un jaillissement incessant de systèmes » (La vie politique en France : 1789-1848).

Dans ce contexte, l’influence de la presse sur l’opinion ne va cesser de s’accroître, notamment grâce aux progrès techniques qui vont permettre une meilleure diffusion des périodiques, mais aussi du fait d’un statut juridique plus favorable en matière de liberté de la presse après 1830. Par conséquent, la presse d’opposition se montre très active et n’hésite pas à critiquer le gouvernement, tandis que les différents partis – orléanistes, républicains, socialistes – se servent des journaux pour promouvoir et défendre leurs idées. C’est aussi durant cette première moitié du XIXe siècle que la classe ouvrière devient progressivement une composante sociale majeure dans le débat politique, inspirant une certaine crainte chez la classe bourgeoise et les élites du fait de son potentiel révolutionnaire.

Dans le prospectus qui ouvre le premier numéro, La Gerbe de la Moselle annonce donc son entrée dans l’arène idéologique : « Les Fondateurs du nouveau Journal cherchent à propager les idées qu’ils croient les meilleures, dans un moment où chaque parti travaille activement à faire dominer les siennes. » Journal orléaniste qui manifeste d’emblée son attachement « à la monarchie constitutionnelle et au trône de juillet », La Gerbe de la Moselle promeut une idéologie conservatrice, à travers des articles où sont défendues les valeurs traditionnelles : aspiration à la stabilité et à la sécurité, respect de la morale, de l’ordre et des lois, amour du travail…

Bien que les articles du journal ne soient pas signés, à l’exception de la dernière année où, selon Bergery lui-même, « la gravité des circonstances fait à tous un devoir d’avouer et même de proclamer son opinion » (février 1839), nous pouvons supposer, avec François Vatin, que le fondateur « constituait bien la plume politique de ce journal » (Morale industrielle et calcul économique dans le premier XIXe siècle).

 

Améliorer le sort des ouvriers pour maintenir une stabilité sociale

Si le périodique, à l’image de son fondateur, témoigne d’une volonté sincère d’améliorer la condition des ouvriers par l’instruction, la ligne idéologique du journal encadre fermement cette « amélioration » : il s’agit de ne pas bouleverser l’ordre social établi.

Une série d’articles intitulée « L’amour de son état » (février/mars 1835) illustre bien cette position. La rédaction du journal y dénonce un fait social contemporain préoccupant : un certain nombre de parents souhaitent pour leurs enfants une forme d’ascension sociale, que ceux-ci occupent un meilleur « état », qu’ils exercent une profession plus avantageuse. La Gerbe de la Moselle défend, à l’inverse, une position stricte de reproduction sociale : « On peut […] poser comme une règle au bien-être des familles qu’il est généralement sage de donner au fils la profession de son père. » La stabilité de la société doit prendre le pas sur les aspirations individuelles, sources potentielles de désordre. Par conséquent, les inégalités sociales doivent être acceptées car « les partis ont beau faire ; toujours il y aura des savants et des ignorants, des riches et des pauvres, des grands et des petits ».

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La Gerbe de la Moselle

Dans le foisonnement de journaux politiques qui caractérise la période de la monarchie de Juillet, La Gerbe de la Moselle s’avère donc être un exemple particulièrement intéressant. En effet, derrière l’engagement social en faveur de la classe ouvrière, nous pouvons voir se déployer, de manière souterraine, la crainte que la classe ouvrière inspire aux élites, car lui faire « aimer son état » c’est aussi faire en sorte d’empêcher chez elle l’apparition de toute velléité progressiste, voire révolutionnaire, qui mettrait en péril l’ordre établi.

 

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Sources :

- BARBÉ Jean-Julien, Les Journaux de la Moselle : bibliographie et histoire, Imprimerie Lorraine, 1928, 72 p.
- RÉMOND René, La Vie politique en France : 1789-1848, Pocket, 2005, 468 p.
- VATIN François, « Claude-Lucien Bergery et l’enseignement pour ouvriers à Metz (1820-1835) : un projet industriel et social exemplaire », Les Études Sociales, 2014/1 (n° 159), pp. 49-63.
- VATIN François, Morale industrielle et calcul économique dans le premier XIXe siècle : l’économie industrielle de Claude-Lucien Bergery (1787-1863), L’Harmattan, 2007, 411 p.